lundi 13 avril 2015

Yarmouk, le grand gâchis

03/03/2015 par LensDimashqi sur Tumblr
On a pas mal parlé du "camp de réfugié palestinien" de Yarmouk ces derniers temps. A cause de l'attaque des extrémistes de Daesh sur le camp, et des horreurs qui s'en sont suivies (on pense à ce témoignage de djihadistes qui jouent au foot avec une tête décapitée). D'un coup, Yarmouk est sous le feu des projecteurs. L'histoire de ce "camp" (je reviendrai sur cette appellation) est vraiment très intéressante, et mérite que l'on s'y attarde. Ne serait-ce que pour voir que la vérité est bien loin de ce que l'on nous raconte...


Alors un préalable à cet article: pas de débats, il n'y a pas de "gentils" et de "méchants". Même si en France on veut toujours faire "les gentils" vs "les méchants", le "bien" contre le "mal". 
Comme dirait un de mes proches qui connaît bien la Syrie, "Al Assad, les rebelles (il a dit ça au moment où on ne parlait que de l'agglomérat "rebelles", sans faire de distinction "gentils rebelles" "djihadistes"), même combat: là où ils passent, l'herbe ne repousse pas."

Yarmouk, le camp devenu quartier populaire de Damas

L'appellation de "camp" pour Yarmouk est bien loin de la réalité. Si à la base, il s'agissait bien d'un camp (non officiel) de palestiniens, créé en 1954 par les autorités syriennes (qui en ont conservé l'administration, contrairement aux camps "officiels" gérés par l'United Nation Relief and Work Agency (UNRWA), à 15km de Damas, le "camp" est devenu au fil du temps un vrai quartier, qui s'est rattaché à Damas au gré de l'étalement urbain. Quartier populaire et cosmopolite, peuplé de classes moyennes (enseignants, petits commerçants), avec infrastructures (écoles, hôpital etc..., financés par l'ONU et divers états: Etats-Unis, Canada, Pays-Bas...), bref un vrai quartier, où vivaient palestiniens (en majorité) mais aussi un grand nombre de syriens, et depuis 2003 des réfugiés irakiens. Au total, environ 250 000 personnes (avant la guerre), dont 150 000 palestiniens.

Imaginer Yarmouk comme un "camp", c'est un peu comme s'imaginer que Nanterre ressemble toujours à ça...

Sarah Shourd, une américaine travaillant dans l'humanitaire (connue pour avoir été emprisonnée en Iran) a vécu dans ce quartier, qu'elle décrit ainsi:

"C'était l'une des plus belles années de ma vie, et les amitiés que je me suis faites là-bas dureront toute la vie. [...] Quand je vivais à Yarmouk, le voisinage était vibrant, plein d'écoles, d'hôpitaux, de parcs, de petits commerces et de petites boutiques. C'était le genre de communauté chaleureuse et accueillante où une femme américaine comme moi pouvait assister à un concert ou à une lecture de poésie, manger un bol de haricots chauds sur le pouce, marcher deux miles pour rentrer à la maison à minuit en me sentant en sécurité. C'était un lieu où les gens faisaient attention les uns aux autres".

Le blog Arun with a view donne aussi une excellente idée de Yarmouk (bien que les photos datent de 2012, alors que le conflit avait déjà commencé). Le blog est vraiment excellent, Arun a fait le tour du quartier avec une amie palestinienne-syrienne (mais vivant dans un quartier plus aisé de Damas, elle n'avait jamais mis les pieds à Yarmouk non plus)

Source: Arun with a view
Bref, Yarmouk était devenu un quartier populaire de classes moyennes, où il faisait bon vivre, où les syriens venaient s'installer, un peu l'antithèse de nos quartiers. Cependant, il ne faut pas se leurrer: s'il n'y avait guère d'activisme palestinien à Yarmouk, c'était en bonne partie du à la brutalité de la répression du gouvernement syrien (brutalité qui s'exerçait de la même manière qu'envers les syriens). En échange, les palestiniens avaient quasiment les mêmes droits que les syriens (ce qui explique aussi l'essor du quartier): accès à l'emploi (y compris haute fonction publique), à la propriété...ces droits avaient diminué ces dernières années, mais le mouvement suivait celui des droits des syriens en général, de plus en plus restreints eux aussi. Au niveau politique, le quartier était connu pour un activisme restreint: si les palestiniens de Yarmouk étaient plutôt proches du Fatah (avec une évolution du Hamas ces dernières années), ils en étaient tout de même très distanciés...Nombre d'entre eux sont nés en Syrie et y ont grandi, et s'ils ne se sentent pas Syriens, sont tout de même très loin des préoccupations des palestiniens de Palestine, et de leurs combats politiques.

La guerre...

En mars 2011, des manifestations ont lieu dans certains camps de réfugiés palestiniens en Syrie. A Yarmouk, on préfère ne pas faire de vagues: position neutre, prêchée par les représentants de tous les partis présents à Yarmouk (pas fous les gars...). Par ailleurs, Yarmouk accueille de nombreux réfugiés syriens qui fuient les zones de guerre (Homs etc..., puis d'autres quartiers de Damas).

Il semblerait paradoxalement que ce soit en partie cette solidarité qui ait signé "l'arrêt de mort" de Yarmouk: nombre de réfugiés syriens sont supposés être des opposants au régime. Le régime d'Al Assad craint un terreau rebelle à 15km du coeur de Damas. Le régime syrien décide de s'appuyer sur le Front Populaire de Libération de la Palestine - Commandement Général  (FPLP-CG, créé en 1968 soutenu par le régime syrien, à ne pas confondre avec le FPLP-tout court, qui est rattaché au Fatah). Ce mouvement est reconnu comme "mouvement terroriste" en Europe et aux US. La population est d'autant plus encouragée à rester neutre. Mais le coup fatal sera porté par le Hamas, qui déclare en février 2012 sont soutien officiel à l'Armée Syrienne Libre. Malgré la neutralité qui continue à régner dans ce quartier, la suspicion est à son comble. De nombreux habitants de Yarmouk n'ont pas pardonné au Hamas sa prise de position.

En juillet 2012, le quartier voisin de Tadamon, où vivent de nombreux palestiniens, est bombardé, suite à des débuts d'insurrection. Les manifestations touchent alors Yarmouk, en réaction à ces bombardements. De nombreux jeunes habitants de Yarmouk rejoignent l'armée syrienne libre, les groupes terroristes comme Al Nosra (Al Qaida), etc...Fin de la neutralité, radicalisation.

En septembre 2012, l'Armée Syrienne Libre contrôle le poste de police à l'entrée de Yarmouk. Le combat se déplace alors dans Yarmouk, entre l'ASL d'un côté, l'armée régulière syrienne et le FPLP-CG de l'autre côté. Fin 2012, le quartier est bombardé, la population fuit. Il ne reste plus qu'environ 30 000 habitants dans le quartier. Le FPLP-CG est mis en déroute et doit quitter le quartier. Afin de reprendre le contrôle du quartier, le régime boucle dès début 2013 le quartier, en mettant ses troupes et celles du FPLP-CG aux postes d'entrée, et des snipers sur les toits. En été 2013, le siège se durcit: les entrées et sorties des habitants, mais aussi des denrées alimentaires, sont contrôlées. La faim s'installe à Yarmouk. Des panneaux sont installés, le message est clair: "La faim ou la soumission!". Le quartier, pilonné, est détruit, comme en témoignent ces photos. Au marché noir, le kilo de riz atteint les 36€.

Début 2014, il ne reste plus que 18 000 habitants à Yarmouk. Une distribution alimentaire de l'ONU est autorisée: la photo fera le tour du monde...

Crédit: Reuters
Fin 2014, il n'y a plus d'accès à l'eau courante. Les habitants en sont réduits à manger les mauvaises herbes. Il est estimé qu'ils "survivent" avec environ 400 calories par jour. Les habitants s'en prennent au gouvernement palestinien, qui se désintéresse totalement de leur sort, alors que les prises de position du Hamas ont précipité leur perte. Les habitants qui n'ont pu fuir le quartier subissent les attaques terroristes, les attaques du régime, et la faim.

Et on arrive en 2015. Daesh entre dans le camps, perpétuant ses atrocités habituelles. Certains accusent les milices d'Al Assad de leur avoir laissé le passage, d'autres Al Nosra (Al Qaida). Toujours est-il que le quartier a été "terrorisé", avec force décapitations, par Daesh, puis bombardé par les forces d'Al Assad. Une carte donne l'idée du chaos ambiant. En gros, tout le monde se bat contre tout le monde, avec des civils affamés au milieu.

Source: Tweet Rami

Voilà l'histoire de Yarmouk. Histoire de montrer un peu ce qu'il se passe là-bas. Pas vraiment les gentils versus les méchants. Par contre à mon avis des "neutres", on n'en trouve plus beaucoup...Peut-être même trouve-t-on d'ancien "jeunes" du quartier parmi les combattants de Daesh.

A lire (bien qu'un peu orienté): L'enfer de Yarmouk, par Valentina Napolitano.


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